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Extérieur nuit
Activité nocturne en période d’enfermement
Hélène Gaudy
Dessins de Benoît Guillaume

(Intérieur Jour )

 

3 avril 2020 Je rêve que c’est l’anniversaire de mon père. En vérité, il aura lieu dans deux jours, je l’avais complètement oublié, le rêve me l’a rappelé.

Plus tard dans la nuit, j’arrive en Californie. Je sors de l’aéroport, traverse un à un plusieurs quartiers, très vite, comme si j’étais motorisée, alors que ne me souviens pas être montée dans un bus ou une voiture. Le premier quartier — paysage de parking, d’immeubles gris, de hangars — s’appelle, me dit-on, Harlem.

Plus tard, je suis toujours en Californie, mais cette fois avec X. Nous mangeons dans un restaurant. Il y a une baie vitrée donnant sur une rue grise. Le paysage n’est singulièrement pas dépaysant. Je commence à m’inquiéter de notre retour en France : nous avons pu partir, mais si tout est bloqué, nous risquons de ne plus pouvoir rentrer chez nous.

4 avril Depuis des années, je fais souvent le même rêve. J’habite près de la mer. Je connais un chemin qui mène à une plage magnifique et toujours déserte. Je sais que j’ai déjà emprunté ce chemin mais il ne cesse de m’échapper, comme un mot sur le bout de la langue. Le rêve se termine toujours sans que je l’aie retrouvé.

Cette fois-ci, nous avons déménagé en Bretagne, dans la région de Saint-Malo. Près de chez nous, il y a deux plages, petites et envahies d’algues vertes. Je me dis que c’est déjà une chance, d’avoir la mer tout près, mais je veux trouver le chemin qui mène à la plage secrète.

Je marche et soudain, c’est la nuit. Le paysage du rêve est dans un noir et blanc très contrasté : tout est très sombre, sauf les étoiles, presque aveuglantes, et la surface des rochers dont on perçoit toutes les rainures, comme passées à l’argent.

Je gravis un chaos rocheux. En contrebas, l’eau est tout à fait noire. J’y entre doucement : elle est tiède, c’est agréable. Je me vois moi-même : ma tête qui dépasse de l’eau, mes cheveux mouillés lissés par l’eau sombre.

Et puis, le noir devient si dense que je ne peux plus me voir. C’est ce que je me dis dans le rêve : je ne peux littéralement plus voir où se trouve mon corps. Plus tard, la forme de clarté argentée du début revient. Je recommence à discerner quelque chose : mon propre corps, mais à distance. Je vois la peau de mes bras, comme si j’en étais séparée.

Cette parenthèse où je ne me voyais plus n’était pas une perte ni une angoisse, plutôt une heureuse expérience. Pourtant, à l’issue de cette baignade nocturne, je suis heureuse de me revoir.

5 avril Nous sommes en Italie, en famille.

Je sors seule, chercher un restaurant où nous irons manger plus tard, dans une ruelle ensoleillée. Je m’arrête devant les devantures, tente de regarder les menus mais il n’y a jamais les prix. Je fantasme sur des tagliatelles disposées en nid.

De l’autre côté de l’artère piétonne, il y a un front de mer : l’eau est d’un bleu très clair, un peu laiteux. Un halo lumineux, jaune, la sépare du ciel.

Il ne fait pas assez beau pour que mon fils puisse se baigner.

6 avril Au début de la nuit, je rêve que des yeux clignent comme des battements de cœur. Ils envahissent tout l’espace, comme s’ils étaient dessinés — lignes noires sur fond blanc.

L’un d’eux cligne plus fort que les autres. S’il cligne trop fort, il risque de mourir.

Et puis : un lac. Parfaitement rond, entouré d’une bande de galets elle aussi parfaitement ronde, puis de fins sapins sombres. Je dois le voir de haut, pour discerner ainsi sa forme exactement circulaire.

Une jeune femme blonde, cheveux au carré, est assise sur la bordure de galets. Je la vois de loin, de haut, elle aussi. Je la reconnais. C’est mon amie Camille C.

Plus tard dans la nuit, j’essaie de me rappeler des yeux, du lac, mais ils sont peu à peu recouverts par d’autres couches de rêves.

Au réveil, je n’arrive plus à retrouver ce qui reliait le lac, les yeux qui clignent et les battements de cœur.

7 avril Je marche sur les quais de la Seine. Le fleuve est large et brillant. L’espace est comme agrandi, dilaté. Je m’apprête à descendre un petit escalier de pierres qui mène à la rive quand je vois, en bas, mon amie ML. J’ai un mouvement de recul, de peur de trop m’approcher d’elle, et au même moment, je me rends compte que je viens de frôler quelqu’un d’autre, un jeune homme de dos, aux cheveux courts et frisés, qui regarde l’eau sans bouger.

Je marche avec ML au bord de l’eau. Nous gardons entre nous une distance raisonnable. Elle me raconte qu’elle a accouché pour la deuxième fois. Quand je lui demande si ça n’a pas été trop dur et qu’elle me répond non, je la soupçonne de ne pas dire toute la vérité. Je me demande pourquoi on ne parle jamais vraiment de la douleur. Elle me dit que le plus dur, c’était d’attendre, et d’être seule.

Plus tard dans la nuit, après un trajet compliqué en bus que j’ai en partie oublié, j’arrive dans une ville d’Europe centrale qui pourrait être Vienne, même si je n’y suis jamais allée.

Je visite avec une guide un grand bâtiment Empire. De vastes pièces, des couloirs, puis un cabinet d’apothicaire, avec des alambics et des plantes médicinales dans de hauts bocaux de verre.

Une fenêtre haute et large donne sur une grande place. La guide et moi observons cette place pavée, entourée de façades baroques et, plus loin, de hautes montagnes. Elle me dit qu’en face, on peut voir Monaco. Je lui parle de mon grand-père, qui y a été incinéré. Je ne vois rien de la ville.

Sur la place, depuis la fenêtre, nous assistons à une scène étrange : toute une foule soigneusement répartie sur plusieurs rangs. Devant, des enfants portent bonnets, écharpes et petits manteaux. Devant eux courent des poules et, entre les pieds des enfants, des poussins. Tous, ils avancent, comme s’ils dansaient, en poussant doucement devant eux les poules et les poussins. Il semble s’agir d’une coutume locale. L’impression, poignante et nette, de contempler derrière la vitre un monde qui n’existe plus me donne envie de pleurer.

8 avril Je suis dans une cité où les immeubles sont très hauts. Je me dispute, sur un grand parking en plein soleil, avec quelqu’un qui me crie devant tout le monde : « Va te faire cogner sur la tête. » D’un coup, je dois fuir ce lieu où je vis, semble-t-il, sous une fausse identité — cette altercation a compromis ma couverture.

Poursuivie, je prends un ascenseur, puis me retrouve dans un tram. Je ne sais pas comment rentrer chez moi. Je le dis à voix haute : je ne sais pas comment rentrer chez moi. Deux filles m’entendent. L’une d’elle, grosse, les cheveux clairs attachés, veut m’aider. Je lui confie que je ne sais pas comment retrouver l’immeuble où je vis. Elle propose de me raccompagner. J’ai sur moi de faux papiers : ceux d’une fille très belle et provocante. Il ne faut pas que je les montre, ce serait encore plus dangereux.

Plus tard dans la nuit, je tente de démêler d’obscures affaires d’espionnage dans un immense hôtel dont je ne peux pas sortir. Au réveil, il faut me rendre à l’évidence : je regarde trop Le Bureau des légendes.

9 avril Quand je me réveille la nuit pour noter mes rêves, je me rends compte que le plus dur, c’est la soudaineté de l’inadéquation entre le monde du rêve et celui du réveil. Tout ce qui semblait évident devient si vite étrange qu’on n’a pas le temps de le saisir : les mots qu’on va employer ne sont déjà plus les bons. On dirait que le rêve se rétracte, rentre dans un entonnoir, et avec lui le langage pour le raconter.

Cette nuit, je ne fais que des rêves longs et répétitifs, qui ne me laissent presque aucun souvenir. Il est question d’organisation familiale compliquée et, vers la fin de la nuit, d’une longue séance de shopping passif dans les rues piétonnes d’une ville nordique. Une multitude de boutiques proposant des bibelots et des gadgets inattendus. Je passe de l’une à l’autre. Je crois que je n’achète rien.

10 avril Les rêves sont de plus en plus lointains dès l’instant du réveil. Au matin, juste cet instantané : mes parents sortent d’un bâtiment qui ressemble à un entrepôt avec une porte rouge où habite, dans le rêve, ma cousine Frédérique.

Arrêt sur image : mon père a un faux air de Sean Connery, il est de trois-quarts, un chapeau sur la tête. Les couleurs sont saturées comme dans les films des années 1960. Je finis par remarquer que sa barbe est noire et sa peau, comme celle de ma mère, beaucoup plus bronzée que d’habitude. C’est une image de leur jeunesse mais elle a quelque chose de faux, comme s’ils avaient été maquillés.

 

11 avril. Je gravis un chemin côtier vertical, une paroi à-pic qui donne sur la mer. C’est la nuit. Tout est noir sauf le sol, de sable et de pierres blanches. C’est abrupt et dangereux, c’est presque de l’escalade.

 

Beaucoup de personnes grimpent en même temps que moi sur le même chemin et c’est d’autant plus périlleux : il faut attendre, laisser passer. Parfois, certains déboulent dans l’autre sens. J’avance lentement, j’ai peur de tomber.

Finalement, j’arrive de l’autre côté, sur une plage. Je me baigne. Il fait jour, maintenant.

Il y a toujours beaucoup de monde dans l’eau, des silhouettes à perte de vue, plantées dans la surface de la mer. Soudain, je perçois, au loin, la naissance d’une vague immense. Je tente de revenir au plus vite vers la plage. J’ai l’impression d’avoir compris un peu avant les autres ce qui se passe, ce qui me donne un peu d’avance, et en même temps je me rassure en me disant que ce n’est pas si grave.

Pourtant, très vite, tout le monde panique. Un homme qui tient dans les bras un bébé aux yeux bleus n’arrive pas à bouger. Nous savons que, si nous ne retournons pas à temps sur la plage, cette vague va tous nous emporter.

Je me retrouve, avec X. et ma mère, chez un homme nommé René. Il est grand, sec, âgé, avec une casquette sur la tête. Il nous fait visiter sa maison. C’est une enfilade de pièces sombres qui donnent chacune sur un jardin lumineux. Il y a une chambre, un petit salon avec un piano avec une fenêtre à travers laquelle on ne voit que de la verdure et des fleurs. Une autre pièce donne sur une cour entourée de bâtiments anciens et une autre encore, sur un fleuve bordé de peupliers. Tout est vert dehors. Je me demande si je pourrais vivre dans un endroit comme celui-là.

13 avril Avec ma mère, on écoute le discours du président, allongées sur un lit blanc. Je lui explique à quel point je le trouve absurde. Un petit serpent se tord sur la table.

Je suis chez mon amie Florence, en Ardèche, où il semble qu’on ait trouvé refuge. Je dors dans une immense pièce circulaire avec une vue à 180° sur une vallée, des tours médiévales, de la verdure. Tout est un peu surexposé, comme dans un film super-huit. Au-dessus de ma tête, un toit circulaire en béton brut troué par endroits — des câbles et du béton dépassent.

Malgré tout, je pense que c’est réparable. Je ne serai peut-être pas si mal, ici.

 

14 avril Il a été question d’un angoissant voyage en tram, dans une foule sans cesse renouvelée, auquel je m’accroche tout le reste de la nuit pour ne pas en oublier les détails et qui, au réveil, s’est presque tout à fait évaporé.

15 avril Un ami d’enfance que je n’ai jamais revu, Julien B., me rend visite. Il s’assoit sur mon lit. Il est flanqué d’un double, ce qui ne m’inquiète pas. Il est plutôt laid, avec des cheveux noirs frisés dressés sur la tête et des sourcils épais. En vérité, il ne ressemble pas du tout à l’enfant que j’ai connu, mais ça ne m’inquiète pas non plus. Je suis même tout à fait séduite. Malheureusement, je semble avoir moi-même retrouvé mon statut d’enfant : ma mère entre fréquemment dans la pièce, empêchant que quoi que ce soit se produise avec Julien B. et son double.

Je me rends à une soirée dans un grand bâtiment blanc. Il y a du monde partout, des voix, des verres qui s’entrechoquent. Tard dans la nuit, l’une de mes amies nous rejoint. Je me souviens d’une contagion possible au moment de l’embrasser. D’un coup, la culpabilité me submerge : j’ai passé une folle soirée avec tous ces gens alors que je suis censée être confinée.

16 avril Je dois faire une rencontre publique avec Georges-Arthur Goldschmidt, dans un lieu qui ressemble à une école. Nous sommes assis côte à côte, comme des enfants, devant une table en Formica. Il a les mains à plat sur la table. Nous n’avons rien à dire. Il me dit que c’est bien, parfois, de n’avoir rien à dire.

17 avril Je marche dans une ville orientale. Dans une brocante, je cherche des bijoux. La vendeuse exhume une petite chaîne à laquelle est accrochée une sorte de langue de chat dorée. Ça ne m’intéresse pas.

Un autre vendeur, un homme d’un certain âge, me dit qu’il a une curiosité pour moi. Il s’agit d’un masque circulaire, comme les masques de théâtre antique, dont il ne reste que la moitié : celle d’un visage de femme, peint sur le fond noir et brillant du masque. Il me dit qu’il a été fabriqué dans les années 1960 par un artiste qui a travaillé avec Lewis Trondheim.

Plus tard dans la nuit, je suis assise à l’arrière d’une vieille voiture. À l’avant, deux hommes chevelus et barbus que je nomme, dans ma tête, « les vikings ». Je cherche à me faire bien voir par eux, peut-être que je suis séduite ou que je veux obtenir quelque chose. Je me souviens juste qu’en sortant de la voiture, je n’arrive pas à refermer une petite portière située au-dessus d’une roue. L’un des deux vikings, le plus grand et le plus blond, est dur avec moi. Je n’ai pas les codes, c’est évident. L’autre, plus frêle et plus brun, est plus accessible. C’est peut-être avec lui qu’il va se passer quelque chose.

20 avril Je voyage en Sicile, puis en Corse, à chaque fois accompagnée d’un inconnu censé me guider.

En Sicile, un homme, massif, cheveux courts, jeune, m’emmène dans un hôtel nommé Passata, où on mange pour pas cher. Il m’offre une assiette de poisson que je picore avec les doigts.

En Corse, c’est une jeune fille qui m’emmène à la plage, rocheuse, avec une petite maison blanche enserrée dans les rochers. On se croirait dans un village grec.

Je me souviens nettement du moment où je cours vers la mer pour y plonger la tête la première et de la matière de l’eau soudain figée, couleurs et motifs très nettement visibles, comme si elle avait été arrêtée dans sa course.

 

21 avril En Algérie, je marche dans la rue avec mon ami Abdel. Il y a beaucoup de monde, on frôle les gens. Je me dis que ce n’est pas terrible, pour la distanciation sociale. Il essaie d’attraper ma main pour me guider mais je me dérobe.

Je dois aller voir une psychologue qui consulte en pleine rue, assise derrière un bureau posé sur le trottoir. C’est une fille jeune aux longs cheveux raides. Il y a beaucoup de bruit, on ne s’entend pas. Je suis curieuse et un peu inquiète d’avoir l’avis d’une personne nouvelle sur de vieux problèmes, mais on a tellement de mal à s’entendre que je ne lui raconte, en parlant fort et à la va vite, qu’une poignée de détails sans importance. 


Les dessins de Benoît Guillaume sont issus de carnets de voyage dans différents pays, dont les images voisinent parfois avec celles des rêves.

(Intérieur Jour )