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Tandis que les eaux montent
Lucie Taïeb
Anaëlle Vanel (photographies)

J’ai rêvé qu’il me fallait, pour te guérir, aller
à pieds
d’Allemagne en France, où la mort te convoitait.

Il faut se soumettre aux rêves, se vêtir se chausser en circonstance.

J’ai quitté Munich une boussole en main.
L’été n’en finissait pas.
Dans les fourrés de Winterbach des ronces
ont encerclé mes chevilles.
Je me suis baigné où le fleuve entraîne les imprudents, constamment
surpris
d’avoir suivi la voix du rêve chaque pas
me rapprochait de ta guérison

Ce n’est pas un acte de foi.
Obéir au rêve. Faire ce qu’il propose.

Rien n’excluait que la mort t’eût déjà prise lorsque j’arriverais.

Peu de variations entre l’une et l’autre
version de l’histoire.

La terre était meuble

Nous ne savions pas qui, ou quoi.

Le cortège est venu, l’été n’en finissait pas.

Rosa dans le fleuve, dans cette ville.

Bien vivante.

Nous ne savions pas qui, autour du trou ils se sont rassemblés, octobre en manches courtes,

baigné de lumière, et pas de pleurs.

Pas de pleurs, nous avons enterré.

Ce monde-là, qui nous étouffe, sa trame résistante.
De quelle étoffe, sans accroc ni faille, en boule dans notre bouche.
Petit butte de terre noire, rouge-gorge au crépuscule.

Lorsque la mort approche on ne dit plus son nom
Asphyxie de la proie
Nous avons déposé les armes ou on les a déposées pour nous, piolets, poignards, tous objets métalliques sombrés, au fond du fleuve. Grande fête du peuple pacifié.

Deux filles, en retrait, alliées, plantent leur regard, et consignent.

chutant sans cesse et ne se relevant jamais, ce qui défiait toute logique, car il aurait fallu qu’elle se relève pour pouvoir, de nouveau, trouver le sol, pourtant la chute n’en finissait pas, elle gisait défaite, la chute n’en finissait pas.

son image s’éloignait d’eux, dans un noir et blanc de toute beauté, vaguement trouble, quelle chimie ou quelle main, richter ? Chute après chute, on disait que la mort m’avait prise mais je poursuivais une lutte invisible et n’attendais pas qu’on me sauve, mon image leur était pâture.

or, ulrike, ta tombe est vide, ils se rassemblent autour et ne prient pas, ils ne pleurent pas,
ils contemplent fixement le trou vide où ton corps n’est pas,

au fond du fleuve, pour qui regarde assez longtemps, l’éclat vif du métal, les armes déposées, prêtes à l’emploi, il faut plonger, petit poignard, serin, piolet, quand la terre aura fini de vous rassasier, quand vos mains trembleront d’amertume, au fond du fleuve les mêmes armes de pensée,

guerrière au désespoir, il suffit de trancher la corde et de recueillir la dépouille, la soustraire aux regards, la recouvrir d’un drap comme on fait d’une icône qu’on ne dévoile qu’au jour voulu -

je te bercerai mon enfant, parmi les ronces, derrière l’arbre qui cache le bois, je te veillerai sans hâte, depuis cet angle mort la délivrance - on ne sait plus comment la penser, seulement regarder au fond du fleuve, au fond du trou, contenir l’impatience tandis que les eaux montent.

En septembre 2018, nous avons, avec la photographe Anaëlle Vanel, entamé une correspondance : elle m’envoyait des Polaroids pris à Berlin, que je venais de quitter après un séjour de quelques mois, et je lui envoyais un poème. Il y a toujours eu, pour moi, deux dehors. Étrangement, le « dehors », accueillant, désirable, c’est une autre ville que celle où je vis et où j’ai grandi. Lorsque je recevais ces images prises sur le vif, lorsque j’y répondais par un poème, j’atténuais un peu la nostalgie que j’avais d’un ailleurs familier.