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Je, île déserte
Tristan Felix

Voyonsoù nous sommes. Quelques organismes de langue dégénérée ont séché aux coins de la pièce, à côté de mues recroquevillées de tégénaires. Je n’ose pas les toucher. Ils semblent regarder ailleurs, par pudeur ou indifférence. Certains voudraient dire quelque chose ; on le remarque à la façon dont leur texture filigraneuse hésite avec la lumière qui ne s’attarde pas sur eux. Ils avaient commencé un discours et puis non, c’est parti dans l’oubli ; il reste toutefois des brimborions de sens dont les petites pattes écailleuses s’accrochent pathétiquement sur le rebord de la fenêtre. Il faudra laver les carreaux un jour parce que les oiseaux qui passent à travers ressemblent à de vieilles gravures ou à des photographies délavées. Non, il ne faudra pas laver les carreaux parce que les vieilles gravures les photographies délavées ont une âme solide. Voyons où nous sommes, mais en fermant les yeux.


On ne peut contraindre un espace à concentrer l’existence d’une toxicité béate

L’espace est une biologie diffuse dont on ignore la géométrie

Frapper contre une écorce d’arbre creux, c’est invoquer la voix des minuscules qui signent sous X

Je danse tout contre la mort, dans l’angle vif d’un vertige qui n’a que son corps pour vertu

Un jour, je serai hors du temps et le temps sera hors de lui ; il fera éclater ses tempes

Ne range pas ton œil n’importe où, tu risques de le perdre et ce serait ta seule issue

Je me concentre pour ne ressembler à rien

J’ai hâte de m’imaginer après ma mort, batifolant dans des formes sans contour

Il n’y a que les girafes pour courber l’échine avec élégance


Voilà donc où nous en sommes. Vous pouvez rouvrir les yeux. Tiens, je n’avais pas vu cette enveloppe – ou l’avais-je oubliée ? Il est écrit « Sceau » dessus. Excusez-moi, je l’ouvre. On dirait une histoire, tenez :

« Les six côtés de la cellule sont blancs ; leur surface en est lisse et brillante avec, par endroits, de petites aspérités dont la pointe est légèrement ternie. Les parois du cube étant toutes les mêmes, le plafond ne se distingue du sol que par une présence verticale, les pieds en bas, la tête en haut. Il n’est pas aliéné. Il n’est pas en quarantaine. Il n’est pas assassin. Il n’est pas un monstre scientifique. Il n’est pas à torturer. Il n’est pas intéressant. Pour cette unique raison il est observé à travers un miroir sans tain.

Pour le moment, il se tient debout, les deux mains le long des cuisses. La main droite est légèrement plus épaisse. La peau en est blanche, veinée. Elle porte au majeur une chevalière dont on ne distingue pas l’initiale. Le poignet gauche est nu de montre. Ses yeux mi-clos regardent entre ses pieds écartés de la largeur des hanches, légèrement en éventail. Il porte des chaussures de toile grège dont les lacets sont lâchement noués. Il est vêtu d’un pantalon de coton gris perle sur lequel pend une tunique blanche un peu froissée dans le bas, boutonnée à partir des premiers poils blonds du torse. Au-delà deux boutons ne tiennent plus qu’à un fil. La tête est chevauchée par une plaque rousse qui date de plusieurs années. Elle ne le démange pas. Les pommettes saillantes amorcent les cernes, soulignés par des virgules de couperose à l’extérieur des yeux. Qu’il a gris, entre l’huître et le limon.

Il s’est assis sur une chaise qui vient d’apparaître. Il a posé ses deux mains sur ses deux genoux, comme des coques. Son dos ne touche pas le dossier. Une scoliose modeste le cambre et fait ressortir la nuque. Les oreilles sont très développées mais étroitement ourlées jusqu’aux lobes, maigres et duveteux. Les tempes sont un peu renflées, piquetées çà et là de poils dérivés des sourcils, de la barbe ou d’une ancienne chevelure. Il se penche en avant sans perdre de vue ses pieds, toujours dans le même écartement. Ses bras s’allongent sans que les mains se désolidarisent des genoux. On ne sait pas s’il va se laisser choir sur les genoux ou se relever.

Il se relève en esquissant un quart de cercle sur la droite puis, après une hésitation de cinq secondes, avance de trois pas. Il se retrouve contre un des six murs. Seule la longueur de son nez empêche que la bouche touche la paroi. Ses épaules accusent une légère dissymétrie au-dessus de la saillie des ailes d’ange. Ainsi désigne-t-on le décollement des omoplates. Elles soulèvent le tissu aérien de la chemise. Au niveau des cervicales, dégagées par l’échancrure d’un col un peu trop large, deux grains de beauté, l’un de la taille d’un pois, l’autre à peine plus petit qu’une lentille. Une ombre sur le mur, très pâle, signale en la doublant sa posture dressée. La source de lumière est invisible. Celle-ci émane soit de la personne, soit des parois, soit de l’espace. C’est une lumière très blanche qui n’éblouit pas, sans être tamisée pour autant ; une lumière mate.

Il recule de trois pas, plus courts que les trois précédents. Il se rassoit mais il manque la chaise. Sa nuque vient heurter le siège qui bascule en avant. Le dossier, canné simplement, barre à présent sa poitrine et forme avec le siège, lui aussi canné et en appui sur le sol, un triangle d’où se dressent en diagonale quatre pieds cylindriques de bois sombre vernis, dépourvus de poussière. À travers le cannage, le visage est découpé en hexagones jaune paille qui le définissent intégralement. Il serait facile d’en faire un portrait exactement proportionné. L’expression est impassible. Il semble ne pas avoir souffert de la chute. Les yeux sont restés mi-clos.

Il les ouvre plus largement. Le blanc de l’œil est irisé et traversé de rares filaments sanguins. Les paupières forment un mince bourrelet, très étiré, contre l’arcade sourcilière. La glabelle est fendue par deux sillons en croix dont les branches horizontales se perdent derrière les globes oculaires, sous le pli palpébral. Il n’a pas perdu conscience. Il semble plus éveillé, interloqué. Tandis qu’il s’efforce, en s’arc-boutant, de se relever, il ouvre la bouche pour laisser passer un afflux d’air qui le fait bâiller et geindre en même temps. La chaise a glissé sur le côté dans un bruit redondant que la pièce répète en échos secs instantanés.

Le silence est revenu. Une rougeur sur le front fait ressortir la tignasse compacte. Le long des tempes, la luisance d’une sueur sèche rapidement. Il cherche des yeux, par zigzags successifs, un point particulier sur le mur. Au bout d’une vingtaine de secondes il les fixe sur une aspérité située exactement en face de lui. Il ne s’y attarde pas et passe en revue brièvement chacune des aspérités des six parois, en tournant sur lui-même. L’expression neutre du visage ne permet aucune interprétation. Il est revenu à sa position initiale, les épaules plus en arrière, les veines des mains un peu plus gonflées. Les yeux sont de nouveau mi-clos.

Il lève le bras droit. Une corde apparaît entre ses doigts. Il la déroule jusqu’au sol. Elle mesure un mètre, le double de la hauteur qui reste entre sa tête et le plafond. Peut-être parce qu’il n’y a rien pour l’accrocher, il la laisse tomber devant lui.

Il lève le bras gauche. Une lame de rasoir apparaît entre ses doigts. Il la presse entre le pouce et l’index puis l’approche du poignet opposé dont il entaille la veine, sans sectionner le tendon. Aucun sang ne coule sur sa peau fine. Il insiste en échancrant un peu plus la plaie et répète l’opération à plusieurs endroits sur l’intérieur du bras. Il ne saigne toujours pas. Il jette la lame de rasoir derrière lui.

Il rétablit la chaise sur ses quatre pieds et s’apprête à s’asseoir. Apparaît sur le siège, dard tendu, un scorpion jaune sable dont les pattes se confondent avec le cannage. Quand il s’assied un crissement humide se fait entendre. Au bout de quelques secondes se détachent de sous les alvéoles du siège les restes blonds de l’animal, sous l’apparence d’un hachage inégal.

La rougeur de son front a disparu. Il croise les jambes en superposant ses mains sur son ventre. Sa respiration est parfaitement régulière, faible, inaudible. Deux mains longues apparaissent autour de son cou, gantées d’un fin cuir noir. Elles l’étranglent progressivement durant une minute et demie. Quand elles ont accompli leur tâche, elles se desserrent puis tombent en même temps derrière la chaise, inertes, encore un peu crispées. Il n’a pas cessé de respirer. L’index d’une main se détend. Il regarde entre ses pieds.

Il se relève, ramasse la corde, la lame de rasoir, les restes du scorpion et les mains qu’il dépose sur la chaise. Il s’écarte et considère l’assemblage suffisamment longtemps pour que cela puisse passer pour de la curiosité. L’observation dure. Il regarde depuis bientôt sept minutes, à travers la composition, la progression laborieuse d’une chenille de quarante-cinq millimètres, noire ponctuée de blanc, pourvue d’épines noires et de fausses pattes gris-roux. Elle s’est immobilisée sous la chaise, au milieu. Elle meurt et ternit à vue d’œil.


elle est la première à disparaître
au sol le dessin humide
d’un papillon qui s’évapore aussitôt

les mains disparaissent à sa suite
calque d’un cou frêle à leur place

le scorpion rassemble ses effets
puis il s’évanouit

la lame de rasoir
fend l’espace
qui l’avale par son fil
la corde persiste à être

la chaise disparaît
la tête aussi
il tombe
la corde vide entre les...
ses mains ont disparu
il cherche où il est
s’est perdu dans le cube
ses pieds trébuchent contre la corde
elle disparaît à l’intérieur de sa propre torsade


un goulot d’étranglement
la chemis. bl…st…chir…
.orps…arné per….stance
l…uisse tremb…..ertébra
par …col…onne..usurp..
..enoué…viscè…entr.gor
ge…muqu…derm…suc..
antalon…erle…déch..ure
pliq..ouss….crinièr..nom
br…il sue…transpar….g
enou…cou tail….rtère…
..oi..estom….poitr ..gnet
espir…poum on pou.. on
hum…orps hom…ambes
torse…contor …strangu.
épau….musc..atur….parl
..angue…..rèv..yeu..squel
asse…pa…nu.ment…nuq
oeur palp…..ba. san…ess
…….bouch…verte..glot..
chevil………………..sex
scorp…….opt……….ocl
opt
ot
o


Derrière la glace sans tain, il n’y a jamais eu personne, ni moi, ni toi, ni lui, ni on, nihil.

Tout ça c’est du cinéma, de l’amnécie. »

C’est étrange, je n’ai aucune souvenance de ce texte. Le temps est farce. Un théâtre de disparitions. Demain, je serai toujours là, pourtant. 

rêve n°1

rêve n°2

rêve n°3

rêve n°4

rêve n°5

rêve n°6

rêve n°7

Texte, dessin & sons : Tristan Felix.