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Trois histoires trouvées
Anthony Poiraudeau
J'avais en permanence le sentiment que je pouvais me perdre, me perdre pour toujours, noyé dans une population qui ne parlait pas de langues européennes. Cela m'est arrivé un soir tard à Tokyo, comme je regagnais seul une chambre qui m'avait été prêtée pour la nuit ; je ne reconnaissais rien de mon trajet aller, la panique me gagnait. Cette nuit-là, je ressentis les premières atteintes d'une maladie qui ne m'a jamais vraiment quitté depuis, comme si je m'étais en effet définitivement perdu, comme si j'avais rencontré à Tokyo, plus que ma solitude, ma perdition.
Pierre Pachet
Loin de Paris : chroniques,
éd. Denoël, 2006, p. 157-158.

De tempsà autre, des histoires en apparence anecdotiques rencontrées dans la presse en ligne me frappent d’un léger vertige et m’inspirent à la fois de l’effroi et la conviction qu’elles ouvrent un espace de pensée extraordinaire. Ne sachant généralement pas exactement quoi en faire sur le moment, et craignant de réduire le pouvoir de fascination exercé par leur simple narration en les recouvrant de commentaires ou d’analyses, je me contente de les noter d’une manière ou d’une autre. Peut-être peut-on se contenter de les relater, très simplement. Aussi, certaines d’entre elles peuvent sans doute être rassemblées, comme je le crois les trois suivantes.

J’ai connu la première par un article du site de la chaîne d’information américaine CBS News daté du 30 août 2012, la deuxième par un article en ligne du journal anglais The Guardian daté du 11 avril 2013, et la troisième par un article en ligne du journal anglais Daily Mail daté du 18 août 2014.

La première histoire se déroule au sud de l’Islande, aux gorges de l’Eldgjá, fin août 2012.

Au terme d’une randonnée, une jeune femme rencontre un groupe de personnes occupées à rechercher une femme disparue. Après qu’elle a proposé son aide et qu’on lui a communiqué le signalement de la personne égarée, elle se joint aux équipes de recherche. Ni elle ni les autres participants à la battue ne parviennent à retrouver la personne manquante pendant de nombreuses heures, et les efforts pour lui remettre la main dessus se poursuivent jusqu’au beau milieu de la nuit quand, aux alentours de trois heures du matin, la jeune femme prend soudain conscience qu’elle correspond exactement au signalement de la disparue. S’étant en quelque sorte trouvée elle-même, elle se signale au reste de l’équipe et tous comprennent qu’elle était à bord de la navette qui avait déposé les randonneurs sur le site en début de journée, et que le groupe de personnes qu’ils formaient au départ est en fait redevenu complet depuis qu’elle s’est jointe aux recherches à l’issue de sa randonnée, sans être reconnue. La démarche de la jeune femme ne laisse aucun doute : elle participait sincèrement aux recherches d’une personne égarée, car elle ignorait tout à fait qu’elle avait disparu.

La deuxième histoire se déroule au nord-est des États-Unis, dans l’État du Maine, en avril 2013.

Ulcéré par des vols de nourriture à répétition dans la structure qu’il dirige, le gérant d’un centre d’accueil pour adultes handicapés fait surveiller les lieux par la police, ce qui conduit bientôt à l’arrestation du voleur, un homme chauve, rasé de frais et portant un modèle de lunettes d’aviateur populaire dans les années 1980. Le prévenu est un homme vivant en ermite dans les bois des environs, dont la présence aux alentours était connue des riverains, au point que certains d’entre eux avaient l’habitude de laisser un peu de nourriture à son intention à l’extérieur de leur maison (soit par compassion, soit pour prévenir l’infraction de leur domicile) et que certains enfants du cru le tenaient pour une effrayante figure légendaire. Pour autant, avant son arrestation, personne n’aurait été en mesure d’indiquer son identité, de décrire les traits de son visage ou de rapporter le moindre échange de paroles avec lui : il était une silhouette errant aux environs depuis une durée indéterminée. Une fois arrêté, l’homme, bientôt tenu responsable de multiples vols de nourriture et de biens de première nécessité dans la région, coopéra sans trop de réticence à l’enquête de la police : il habitait, non loin, une cabane dans les bois depuis plusieurs décennies, et subsistait effectivement depuis lors en commettant des vols de nourriture et de produits nécessaires à sa survie. Il avait grandi dans un village à quelques dizaines de kilomètres de là, était allé au lycée dans une petite ville à proximité, et en 1986, à l’âge de dix-neuf ans, avait quitté le domicile familial sans prévenir personne et s’était installé dans les bois pour ne plus jamais revenir, supportant stoïquement la grande rudesse des hivers du Maine jusqu’à son arrestation en 2013, vingt-sept ans plus tard. Au moment de sa disparition, après qu’ils avaient alerté la police qui ne le retrouva alors ni vivant ni mort, ses parents avaient fini par se convaincre qu’il était parti tenter sa chance à New York, sans jamais leur donner de nouvelles. Les interrogatoires de la police qui suivirent son arrestation furent les premières conversations auxquelles il prit part depuis un bref échange de politesses avec un randonneur croisé par hasard pendant les années 1990. Quand il fut interrogé sur les raisons l’ayant poussé à rester isolé, il répondit laconiquement que la solitude lui procurait une meilleure perception des choses et de lui-même, le dispensait d’identité et de jouer tout rôle social.

La troisième histoire se déroule en Chine, et se termine dans la province de Shanxi, au nord-est du pays, en août 2014.

Une femme âgée de quarante-trois ans retrouve alors sa famille dont elle a été séparée depuis l’enfance. En 1977, trente-sept ans plus tôt, alors qu’elle était âgée de six ans et qu’elle vivait avec ses parents dans la province du Hunan, elle partit un jour faire une simple course et s’égara dans le quartier. Tombant sur la gare locale alors qu’elle cherchait en vain à retrouver son chemin, elle prit le premier train, pensant que celui-ci la ramènerait à la maison. Ainsi conduite à une gare inconnue, elle prit un autre train en imaginant que celui-ci la ramènerait à sa gare de départ, puis un autre train dans une nouvelle gare inconnue. Espérant revenir chez elle, elle ne cessa de s’éloigner jusqu’à arriver à Xuzhou, dans la province du Jiangsou, à plus de 700 kilomètres de son point de départ. Là, prise en charge par les autorités locales mais ne connaissant pas son adresse ni la ville où elle vivait, elle fut incapable de dire d’où elle venait et où étaient ses parents. Tandis que ceux-ci ne parvenaient pas à la retrouver, malgré leurs recherches intensives dans leur ville, ainsi que dans les gares, commissariats de police et hôpitaux de leur région, il demeura impossible de savoir d’où elle était partie, et elle grandit et fonda une famille là où elle était arrivée. C’est plusieurs décennies plus tard que sa propre fille, devenue adulte, explorant un site recensant des personnes disparues, parvint après plusieurs mois de recherche à retrouver les parents de sa mère, qui avaient fait enregistrer la disparition de leur fillette. Les parents, alors âgés de soixante-dix ans, avaient entre-temps déménagé plus au nord, dans la province du Shanxi, si bien qu’une très incertaine réminiscence tardive du nom de sa ville d’origine n’aurait même plus permis à l’ancienne fillette égarée d’y retrouver sa famille. La nouvelle adresse des parents trouvée grâce à la base en ligne des personnes disparues étant la bonne, la fille, sa mère et son père ont finalement pu se retrouver, trente-sept ans après s’être vus pour la dernière fois, pendant lesquels ni la fille ne savait où ses parents pouvaient être ni les parents ne savaient où leur fille était passée.