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Jane Sautière

il me semble que je suis plutôt une personne du dedans. Un dedans qui serait un dehors.

Mais on s’en fout.

Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, ou alors simplement comme moyen de mesure, moi comme nord, pôle aimanté. Comment faire autrement que d’être cette chose énorme, un moyen de mesure, un nord. Peut-être mieux d’être un sud, une boussole qui indique le sud, donc être toujours à contre-sens. Être en dehors de son sujet, hors sujet, par exemple, ce serait le sud total, inatteignable et désirable.

Être hors de soi aussi, cette tendance, là, maintenant, à rager pour échapper à la peur (laquelle ? la mort qui rôde ? l’effondrement qui va suivre l’immobilisation ? l’impossibilité de sortir d’un monde déjà confiné depuis longtemps ?).

Être un œil, plutôt. Ou mieux, un regard. Voilà ce que j’aurais aimé. Être, dans l’écriture, un regard. Prendre dans le regard ce qui est du monde. Depuis là où je suis (dedans), sauf que là où est le monde (le monde ?) c’est là où vous êtes, vous qui êtes l’objet même du regard. Donc, vous, toujours dehors en somme. Quoique la boussole qui indique le sud me montre que non, vous venez dedans quand même assez souvent. Bien sûr les amours, bien sûr les ami·e·s. Mais aussi les émotions, ce courant comme une eau qui nous verse vers l’autre. « Empathie : faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent. » Donc, finalement, pas tant que ça placer l’autre (dehors) en soi (dedans), ce serait plutôt aller du dedans au dehors, en adoptant le dehors comme un nouveau dedans. Soi dans l’autre, l’autre comme soi. Donc, on peut être hors de soi gentiment.

À condition de trouver asile dans l’autre. Et ça, c’est une autre paire de manches. « Asile : Lieu où on est en sûreté contre une poursuite, contre un danger. ». Donc, un dehors à atteindre pour se faire un dedans potable. Sauf que tout de suite, la frontière arrive, parce que les lieux sont cernés. Il y a des bords aux dehors, qui font que certains dehors deviennent des dedans. On dit « mon pays » (dedans) mais dès que je sors de chez moi, je dis que je vais « dehors ». Donc, je peux parcourir les dehors du dedans. C’est chouette.

Sauf pour ceux qui n’ont plus de dedans du tout. Ça existe. C’est l’exil. Il n’y a plus que du dehors. Dans la toute petite partie du parc de la Villette qui est encore ouverte, plusieurs hommes, probablement exilés, trimballent un petit sac plastique noir, ce qui me fait comprendre que les restaurants du cœur de la Villette ont repris une distribution adaptée à la guerre et je te vois, assis sur un banc dans une allée bordée de futaies qui sépare le parc à brebis (pas de brebis) du poulailler (oui, des poules encore là), toi qui manges avec une fourchette en plastique une salade de thon à la catalane (c’est la mondialisation). Le sentiment de ta solitude est tel que je te demande où tu as eu ton repas, oui, à la Villette, s’il y avait beaucoup de monde, oui beaucoup. J’aurais aimé m’asseoir, te tenir compagnie pendant que tu manges. Mais non, rester dehors, un mètre, c’est dehors. Deux fois dehors, dehors parce que pas chez toi, là où sont tes proches, ta maison. Dehors parce que tous dehors les uns pour les autres, puisqu’il n’y a plus d’asile que seul, loin des autres. Parce que tous potentiellement porteurs du virus qui ne doit pas venir dedans. Tous menaçants et menacés, tous les extérieurs menaçant les dedans des autres et réciproquement.

Les jeunes, petits encore ou adolescents, pendant la guerre immobile qui nous cloître à la maison, ont recommencé à jouer dans la cour-jardin de l’immeuble, à se faire des passes, à se chahuter. Le retour de ce bruit de notre petite collectivité, autrefois familier, est tout d’abord passé inaperçu. C’est le commun des beaux jours. Puis l’étrangeté (le dehors) est survenue. Nous n’avons pas le droit de nous réunir. Je le leur dis, leur réexplique, le virus, le risque pour eux, leur famille. Les petits écoutent, les grands s’en fichent. Mais dans leur écoute, je vois poindre clairement une incrédulité. Ici, dans l’extérieur de leur appartement, c’est dedans et pas dehors. La résidence, c’est chez eux, leurs amis, c’est famille tout pareil. Dehors, c’est quand on va au-delà de toutes les couches de proximité dont est constitué un grand ensemble d’habitations comme le nôtre. Il y a donc une appropriation de l’habitat par ce qu’on n’avait sans doute jamais perçu aussi nettement. Et aussi, on n’est pas dans un dehors ou un dedans pur, sans doute jamais. C’est élastique. Relatif.

Je le sais pour avoir joué au bateau quand j’étais petite. Dans mon lit (le bateau), j’embarquais tout ce qui était nécessaire à ma survie, une série d’objets totémiques, mon équipage, parmi lequel je me souviens d’un moineau en bronze qui était une petite lampe de chevet, d’un ou deux livres, d’un vieux plaid écossais, d’une boîte de crayons de couleur et d’un carnet à dessin, d’un illustré (Mickey ?) et quoi encore, je ne sais pas. Je me glissais sous le plaid, j’embarquais et tout le reste de ma chambre devenait dehors, l’océan furieux, les vents violents, je me rassurais de la peur inventée, j’apprenais à survivre, sans doute instruite de la nécessité de le savoir par la mort des enfants de ma mère qui a précédé ma naissance. On peut, on doit, trouver un dedans jusqu’à l’infinitésimal lorsque le dehors est vraiment trop antagoniste au dedans. Dans la chambre d’hôpital, la voix d’une radio, ou le verre d’eau à portée de main. Dans la prison, un rayon de soleil qui danse sur le papier. Dans un camp, une tomate et un oignon donnés. Ce qui désigne une intégrité conservée.

Le confinement, ce n’est pas ça.

Parce que dehors n’est pas la menace permanente, c’est aussi une condition de la vie. On tombe dehors en naissant. Venir au monde, du dehors pur. Le premier dehors, décisif, irréversible.

Peut-être alors que la mort, un dedans pur, terriblement irréversible aussi.

Voilà sans doute ce qui manque : la réversibilité des dehors et des dedans. En fait le mouvement. Aller. Revenir. Partir. Sortir. Rentrer. Circuler.

Ici, immobile sur la dalle de l’immeuble, immobile mais pas figée. 

Texte, vidéo, voix : Jane Sautière.