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Intérieur Jour
Sur une toile de Félix Vallotton
Hélène Gaudy

(Extérieur Nuit )

L’ouverture,c’est vrai, donne sur un mur. C’est une toile sans issue. Son point de fuite est un point aveugle. Pourtant, toutes les lignes semblent mener vers le dehors, y compris ce tapis qui nous montre la sortie. Mais ce que l’on regarde, c’est l’intérieur d’une vie. Il n’y a pas de fenêtre pour cette femme en bleu, cantonnée à la vie domestique, à ce vêtement comme sorti d’une peinture religieuse mais dépouillé de tout symbole — sur ses épaules, une triviale robe de chambre.

Pourtant, Vallotton sait les peindre, les fenêtres. Il aime les ouvertures et bien sûr, les paysages, qu’on pourrait convoquer là, sur ce morceau de mur sombre, comme on peint une fresque en trompe-l’œil sur le fond d’un placard, comme les enfants qui s’y enferment les imaginent ouvrir sur un autre monde.

On pourrait, en fermant les yeux — essayons —, imaginer par exemple La Falaise de La grève blanche qu’il peindra en 1913, cette plage vue de haut comme si on avait ouvert une fenêtre depuis la chambre d’un hôtel de bord de mer pour découvrir le sable, l’eau, la gifle salée de l’air, la courbe du rivage, les falaises d’herbe grasse qui jaunit vers la mer, la lumière en zones larges, vives, mates, sans vibration et sans remords, et ces deux personnages qui s’éloignent vers le bord.

Ou bien on pourrait voir, au fond de ce placard, le décor de La Mare, autre tableau peint cette fois en 1909, cette poche d’eau noire ouverte dans le sol et le frisson des fleurs qui se détachent des arbres, dans l’obscurité.

Vous les voyez ?

Mais cette fenêtre-là, le peintre l’a fermée. Il a muré le placard. Nous ne verrons rien, ici, de ces paysages qu’il peint et qui sont aussi les nôtres, de ces lieux portant trace de nos propres souvenirs, dans le réagencement qu’opèrent la mémoire et les rêves.

Vallotton ne peint pas sur le motif, il regarde, puis réinvente. Pourtant, il prend des notes, fait des croquis, prévoit des zones de couleur qu’il indique, soigneusement, avec des numéros, mais par la suite, il reconstruit, place ses personnages comme les acteurs d’un film dont il ne resterait que des images arrêtées — ainsi dans La Chambre rouge, ce couple dans l’ombre d’un couloir, elle, tête baissée, bras croisés, lui qui se tient un peu trop près, sans qu’on sache s’il la séduit ou s’il la menace. Sur la table, elle a laissé ses affaires comme pour nous indiquer qu’elle est là en visite, qu’ils n’habitent pas ensemble, voire qu'il s’agit d’un adultère. Vallotton, également amateur de faits divers et auteur de romans, dispose à dessein des indices menant à une énigme qu’il se garde bien d’éclaircir, entame une narration qui ne semble mener qu’à nos propres mystères.

Ses intérieurs ne sont que portes entrebâillées, seuils sombres, pièces en enfilade, alcôves pour conversations muettes, décors de théâtre, pièces où l’on se loupe, se désire en silence.

Il emprunte à la photographie, qu’il pratique aussi, le sens du cadrage et ces personnages saisis de dos comme si on leur volait, en douce, un instant de leur vie.

L’instant, ici, est minuscule et immense — minuscule parce qu’intime, quotidien, immense parce qu’il prend toute la place, comme le dos de la femme en bleu, comme les détails de nos jours qui en font la substance, au point, parfois, d’éclipser le dehors, le passé et l’avenir.

En 1903, quand il peint ce tableau, Vallotton, l’anarchiste suisse, surtout connu pour ses estampes, a quitté sa compagne, Hélène Chatenay, dite « la petite », ouvrière dont il peignait la nuque, le chignon, les mèches échappées, avec une infinie délicatesse. Il a quitté la rive gauche pour épouser la fille d’un opulent marchand d’art, Gabrielle Bernheim.

C’est elle, la femme en bleu. Avec elle, il épouse un nouveau mode de vie, plus bourgeois, plus stable. Il abandonne la gravure, l’art léger du pauvre, pour se consacrer uniquement à la peinture, plus noble, plus chère, plus pérenne.

C’est vrai, les portraits de Gabrielle, même ceux où elle se tient de face, n’ont pas la grâce fragile des vieux tableaux d’Hélène. C’est vrai, sa bouche est un peu amère, sa posture, un peu raide. La symétrie, facile, n’est pas à son avantage tant on est tenté de voir, dans ce passage d’une femme à l’autre, l’abandon de la bohème pour une vie plus épaisse et cossue, une vie qui nourrira l’amertume du peintre, une vie qu’il a pourtant choisie.

Ici, le seul visage qui nous fait face est esquissé sur l’un des tableaux accrochés au mur. De Gabrielle on ne voit que la présence massive, sans visage, sans même la grâce de la nuque d’Hélène qui laissait deviner encore sa carnation, sa courbe, sa jeunesse. Le corps de Gabrielle est hiératique, d’un seul bloc, pas un centimètre de peau qui dépasse entre la robe et les cheveux. Elle est pure présence qui pourtant se dérobe.

Si elle se tient devant un mur qui lui masque le ciel, le vent, le paysage, qui la cantonne à l’intérieur, c’est elle qui, à son tour barre l’horizon du peintre, le bouche de son dos large, devient un mur, un obstacle. Peut-être dit-il, ce tableau, l’étroitesse du salon, l’épaisseur des toiles et des couches de peinture, la fin du dehors et des paysages. Peut-être dit-il la pesanteur du face à face qui a lieu entre quatre murs, dans l’intimité des mariages, les luttes de pouvoir qui font que l’on finit, parfois, par se tourner le dos.

Mais il dit aussi le profond mystère de ce qui échappe à toutes les biographies — la masse du corps familier, les cheveux lâchés, la pose qui n’est plus une pose, mais un instant, comme ceux que saisissent les photographes mais que dédaignent souvent les peintres, ces instants du dedans, du dos tourné, de la fenêtre fermée, le revers des habitudes, leur ombre portée.

Si Gabrielle est un mur, il est à double-fond, et le tableau révèle en même temps qu’il les masque les secrets qu’elle remue au fond de son armoire, abrités par son corps massif, par le ciel délavé de sa longue robe de nuit. N’avons-nous pas l’habitude, comme elle, de masquer nos mystères à l’aide de nos corps, ces armoires pleines d’objets inutiles auxquels nous tenons pourtant, emplis d’images accumulées, de sensations remisées, de sentiments enfouis ? Parfois, une fenêtre s’ouvre et nous jetons ce qui nous encombre, nous apprenons à nous séparer, mais la plupart du temps, nous nous repaissons de ces strates intimes, nous nous levons la nuit pour y fouiller enfin à l’abri des regards.

Gabrielle ne cherche pas, elle fouille cet « intérieur » du titre du tableau, elle fouille comme une archéologue parmi les livres, les papiers, les babioles, le linge ou les photographies, elle fouille, peut-être, dans ses souvenirs, dans un fatras aussi invisible qu’il est quotidien pour elle.

Nous sommes derrière l’épaule de Vallotton, derrière son corps disparu qui s’est pourtant tenu là, à observer sa femme dans l’embrasure d’une porte, voyeur à qui l’essentiel était caché mais qui a pourtant ce savoir lacunaire, ce renoncement à la connaissance de ce qui fait le cœur de nos existences.

Nous pourrions presque le regarder la voir, deviner son dos large, à lui, sa tête penchée, son costume sombre, sa posture relâchée qui ignore que quelqu’un, lui aussi, le regarde. Il nous invite à cela, à regarder sa femme, en avouant sa manie d’épier ses secrets, de lui voler des instants pour nous les offrir après coup, tentant devant son chevalet de recomposer la chemise de nuit bleu, les cheveux lâchés noirs, la présence minérale, comme il a invoqué la falaise de la grève blanche, les eaux nocturnes de la mare.

Derrière son épaule, nous voyons l’obscurité qui règne sur nos maisons lorsque ceux que l’on aime vivent leur vie sans nous, lorsque nous sommes censés avoir les yeux fermés. Nous le voyons peindre la surface opaque des choses et nos corps mystérieux.

La dernière œuvre de Vallotton, La Femme au chevalet, sera vue comme un autoportrait de l’artiste en femme. Comme si le peintre et le modèle, ce double inconnu qui le renvoie à sa propre opacité, avaient fini par se confondre. Comme s’il se mirait avec elle, avec nous, dans une commune étrangeté. /


Texte écrit à l'occasion de la promenade littéraire Par la fenêtre — saisir, raconter, organisée par Maylis de Kerangal à l'invitation du Musée d'Orsay le 30 janvier 2020.

Image : Félix Vallotton, Intérieur, femme en bleu… (1903), musée d’Orsay. Domaine public.

(Extérieur Nuit )