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Le balcon
Michèle Audin
L’ de l’Oulipo

Mardi 7 avril 2020, 14 h 30 – 12 rue Dunat-Diehr, Strasbourg. Le couvercle n’est ni bas ni lourd, mais il est polygonal. Presque rectangulaire. Un rectangle dont les grands côtés sont les faîtes des toits de tuiles des immeubles de droite et de gauche. Les cheminées font que ce polygone n’est pas vraiment un rectangle. Une partie du petit côté en face de moi est un toit de zinc. Le balcon du troisième étage me cache le quatrième côté et contribue, lui aussi, au fait que le ciel n’est pas tout à fait un rectangle. Mais il est tout à fait bleu, ce qui indique que, dehors, il fait beau.

Je suis assise sur le balcon, un cahier sur les genoux, un livre à portée de la main. Je regarde les parois autour de moi.

 

Notre immeuble, au coin Dunat-Diehr-Haubohm, contribue à deux des côtés du rectangle. Le grand côté, à droite, le long de la rue Haubohm, est formé de quatre immeubles accolés.

Dont le nôtre.

Rez-de-chaussée. Pas de balcon, bien sûr. Fenêtres. Personne.

Aux étages, des balcons.

Premier. Table. Barbecue sous housse noire, inscription « weber » en lettres blanches. La propriétaire, au soleil, résout un sudoku. J’ai aperçu son chat, plus rarement son mari, parfois leur fils. Marchands de chaussures. Je ne sais pas s’ils télétravaillent.

Deuxième. Trois corneilles factices et défraîchies, restes d’un obsolète dispositif anti-pigeons, des fleurs dans un pot, en plastique mais fanées, comme celles qu’on voit dans les cimetières. Nos voisins les plus proches (la distance est d’environ trois mètres, du coin le plus à droite de notre balcon au coin le plus proche du leur). Personne.

Troisième. Parasol jaune sale. Une sorte de duvet sur l’étendage. L’homme, vieux et malade, invisible. La femme, plus jeune, travaille à l’hôpital. Apparaît parfois pour étendre et dépendre du linge.

Quatrième. Parasol bleu. Bacs à fleurs dont je distingue mal le contenu. Trois enfants, dont un très bruyant et un nouveau-né, avec leurs deux parents.

Cinquième. Parasol bleu-vert. Trop haut. Je ne vois personne. Les locataires, un couple avec une petite fille, sont pourtant là.

Plus haut, des mansardes, mais je ne vois rien au-delà de la gouttière.

 

Mon regard continue à faire le tour, dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre.

 

L’immeuble de droite contigu au nôtre possède des balcons rencognés, dont deux des parois sont des murs.

Je ne vois pas le sixième étage. Où il n’y a pas de balcon. La locataire est factrice et n’a pas fini sa tournée.

Cinquième. Pergola, véranda, marquise ? Une verrière abrite le balcon, dont je ne vois pas autre chose.

Quatrième. Protégé par un filet de haut en bas, autre signe de la défense passive contre les pigeons. Personne. Puis-je imaginer ce que je ne vois pas ? Le locataire est brancardier, par exemple ?

Troisième. Balcon fermé comme une cabine de douche. Véranda. Antenne parabolique (seule en vue), que je répugne, par goût de l’exactitude, à nommer une parabole (ce serait alors une ellipse). Là une femme étend sans cesse du linge et justement remplace un dessus-de-lit marron-bordeaux et un autre violet foncé par des draps roses à fleurs et des taies d’oreillers claires. Je crois savoir que cette femme est roumaine – l’antenne pourrait confirmer l’origine étrangère.

Deuxième. Arbuste très vert. Personne sur le balcon. Derrière son écran, la locataire essaie de gérer le stress, pas le sien, elle n’a pas le temps, ni celui de ses élèves, mais celui de leurs parents.

Premier. Pas un balcon mais une vaste terrasse qui recouvre, je ne le vois pas mais je le sais, une arrière-boutique. Contient, malgré plusieurs centaines de fenêtres au regard possiblement braqué, tous les signes du jardin de la « maison de campagne » (barbecue imposant, arbustes en pots, chaises longues, grande table en bois, table ronde et chaises en métal peint en blanc, et même une lampe imitant une lanterne ancienne et suspendue à un montant de fer forgé de style do-mi-si-la-do-ré). Les propriétaires précédents s’y exhibaient volontiers. Personne. Ils ont peut-être franc-filé (un mot du siège de Paris, référence qui s’imposait) à la campagne.

 

L’immeuble suivant est le seul dont les balcons ont des rambardes métalliques. Les autres sont en maçonnerie et donc opaques. Ceux-ci témoignent d’une émulation dans la décoration, plantes vertes, au premier au moins six moulins colorés qui se sont, je m’en souviens, multipliés au temps où c’est aux pigeons que l’on faisait la guerre, au deuxième un seul moulin mais un authentique épouvantail, comme dans les livres d’images et Le Magicien d’Oz.

 

De l’immeuble le plus éloigné, au bout de ce côté droit, je ne vois que quelques étendages qui dépassent, draps blancs, pantalons sombres.

 

Les immeubles qui forment le petit côté, en face, sont trop loin eux aussi pour que j’y distingue des détails. Celui de droite n’a pas de balcons et la plupart des volets roulants de ses fenêtres (dont je ne vois que seize) sont baissés. Celui de gauche montre une cage d’escalier et des paliers comme en coursives, avec un vélo, un étendage, des plantes vertes, des lampes (éteintes).

 

L’immeuble de gauche a sept étages, plus des mansardes. Son crépi est d’un blanc bleuté, alors que ceux des autres immeubles sont plutôt jaunes. C’est une HLM. C’est peut-être aussi le cas des immeubles du petit côté en face. Spacieuses HLM du centre de la ville. L’immeuble de gauche a au moins cinquante logements. Deux cents habitants ?

Au rez-de-chaussée, l’arrière d’un « hôpital de jour » (psychiatrique) et d’une crèche parentale. Fermés.

Je compte plus de cent cinquante fenêtres en tout. Fermées pour la plupart. Dont cinquante pour la partie la plus éloignée.

Moins loin de moi, deux séries de cinq grands balcons. Chacun, muni d’un étendage et d’une colonne de vide-ordures, dessert plusieurs pièces d’un appartement, dont la cuisine.

De la colonne de balcons la plus lointaine, je ne vois pas grand-chose. Une fausse corneille monte la garde au cinquième où la locataire a fait trois nuits de garde à la suite à l’hôpital et dort. Au troisième, beau balcon avec parasol aux couleurs estivales (anneaux concentriques bleu, orange, rouge, jaune, vert, bleu, orange, rouge, jaune), ses bacs roses de fleurs. Personne. Je n’ai vu la dame qu’une fois. Elle fait la classe à des enfants d’infirmières.

 

Je vois mieux l’autre colonne.

 

Premier étage. Fourbi, vieux pots de fleurs, caisses, manches à balai, et même un de ces ustensiles en osier que l’on utilisait pour battre les tapis. Personne. Puis-je écrire ce que je ne vois pas ? Elle tient la caisse au supermarché depuis huit heures ce matin, avec un masque qu’elle sait inefficace et désormais une cloison en plexiglas.

Deuxième. Un étendage et un balai. Je n’ai vu qu’une fois la « petite dame » du deuxième sur son balcon. Elle a peut-être peur que l’air soit dangereux. « Petite dame » est un euphémisme pour « vieille ».

Troisième. Bacs à fleurs, étendage, balais, arbuste, ustensile en bois destiné à la cueillette des myrtilles, tapette à mouches, version XS du nain de jardin (nain de balcon ?). Elle est bibliothécaire. En quoi consiste ce qu’une bibliothécaire peut faire en télétravail ? Je l’ai aperçue une fois, de dos, étendant du linge. Vu plus fréquemment son mari, fumant sur le balcon, jamais leurs enfants.

Quatrième. Le couple qui habite là bricole sur le balcon.

Cinquième. Personne. On entend des voix féminines. En arabe. Le mari et père est chauffeur de bus, il travaille. Le fils et frère est sur son vélo, un sac cubique sur le dos, il travaille. Pour dix euros de l’heure.

Sixième. Rideaux aux fenêtres. Personne. La locataire est une ancienne institutrice. Elle ne sait pas si l’infirmière est passée ce matin, elle ne sait d’ailleurs pas quelle heure il est, on a changé l’heure sans la prévenir.

Septième. Pas de balcon à cet étage. Vitres fermées.

Plus près de moi, encore des fenêtres fermées.

 

Puis-je ne pas écrire ce que je ne vois pas ? ne pas décrire ceux que je ne vois pas, mais qui sont là, derrière une de ces fenêtres, ceux peut-être qui passent l’aspirateur, qui ne savent pas ce que veut dire « asymptomatique » mais qui le sont, qui, seuls devant le micro de leur ordinateur, chantent avec la chorale, qui font des crêpes, ou des tartes, ou des soupes, qui dressent des listes de courses, qui écrivent une lettre pour dénoncer la voisine qui court tous les jours, qui ne savent pas que le malaise qui vient de les jeter à terre s’appelle « détresse respiratoire », qui ont subi une semaine de diarrhées sanglantes mais vont un peu mieux, qui regardent encore un épisode de The Crown, ou alors un vieux film de Jacques Rivette, qui éternuent dans leur coude, qui n’apparaissent à la fenêtre que pour fumer, qui résolvent des grilles de mots croisés, qui essaient d’imaginer ce que ce serait avec une chambre de moins, ou avec un enfant handicapé, qui sont en manque, de ceci ou de cela, qui se lavent les mains, qui se masturbent, devant leur téléphone ou pas, qui savent que leur mère meurt et qui ne peuvent lui rendre visite, qui se demandent comment va se passer l’accouchement, la naissance, qui se demandent comment célébrer Pâques, ou le Ramadan, qui passent leurs journées en pyjama, qui pleurent, qui regardent les racines blanches de leurs cheveux noirs, qui font l’amour, qui se servent un deuxième verre de rhum, qui se font tabasser, qui enseignent la table du 7 à leur fille, qui téléphonent, qui regardent la télé une heure de plus, qui cherchent désespérément le mode d’emploi du télétravail, qui relisent Le Tour du monde en quatre-vingts jours, qui toussent et ont peur, ou peut-être pas.

Reste la partie du petit côté qui est aussi partie de notre immeuble. Ce que je vois, vers le haut, s’arrête au balcon du troisième, au-dessus de ma tête. Je ne peux voir le voisin du dessus que si, m’ayant vue, il se penche pour me parler.

Sur le balcon, je lis et écris au soleil. Cinq bouteilles vides, Campari, vin rouge, porto tawny (deux fois), rhum blanc, et quatre bocaux (vides) de confiture attendant d’être apportés à une poubelle à verre. Les étiquettes sont, à part la marque du barbecue des voisins, les seules lettres imprimées dans mon champ de vision. Il y a aussi, il est vrai, le titre du livre que j’ai posé sur la chaise à côté de moi et qui contient une description d’un dehors où passent des gens, des autobus, des voitures, du temps.

En me penchant, je vois les six fils de l’étendage du premier étage, sur lesquels je compte trente-neuf pinces à linge de dix couleurs (blanc, bleu, bleu clair, jaune, marron orangé, rose, rouge, vert, vert clair, violet) qui retiennent cinq serviettes de toilette bleues, bleu clair, rouges, deux torchons blancs avec un peu de rouge, un tablier de cuisine blanc, deux taies d’oreiller rouge drapeau, un drap et un protège-matelas blancs, une housse de couette bleu drapeau. En me penchant un peu plus, j’aperçois deux chaises détériorées et empilées, plusieurs pots à fleurs en terre vides, un escabeau métallique.

Je ne peux pas voir au rez-de-chaussée la salle d’attente du cabinet médical, à laquelle les patients ne présentant pas de symptôme du Covid accèdent.

 

La sixième et dernière face de ce qui est presque un parallélépipède rectangle est, naturellement, un presque-rectangle, d’environ cinquante-cinq mètres sur vingt-cinq, cloisonné, par des murs, en quatre cours et plusieurs constructions basses, boxes pour voitures, garages à vélo, arrière-boutiques. De la cour du deuxième immeuble de droite, je n’aperçois qu’un abri à vélos et le vélo jaune dont, sur la roue avant, la grande sacoche indique que du temps a passé ici aussi puisque la factrice est rentrée. Mais je ne vois vraiment que deux des cours.

Dans lesquelles personne ne passe.

La grande cour de l’immeuble de gauche avec ses boxes, ses poubelles (huit à couvercles jaunes et vingt et une à couvercles bleus dont deux sous la colonne des vide-ordures), ses voitures (j’en vois quatre), ses vélos (j’en vois également quatre), sa moto et plusieurs avions en papier vivement coloré.

La cour, la nôtre, presque carrée, est bornée par l’immeuble sur deux de ses côtés, et par deux murs sur les deux autres, à gauche et en face. Elle contient, au fond, sous un auvent de tôle ondulée, douze vélos à guidon chromé dont un est petit et deux sont munis de sièges pour enfant, cinq autres vélos dont un tout petit « sous » une barre métallique qui a servi jadis à battre les tapis, un dix-huitième vélo, qui lui a un guidon noir, accroché à la rambarde au-dessus des marches qui mènent, sous la partie droite de l’immeuble, à une ancienne buanderie. Sur le sol en ciment que, par endroits, des herbes adventices ont percé, une marelle déjà presque effacée, avec sa terre et son ciel. Le long du mur de gauche s’entassent des sacs en plastique dits « sacs de tri » (pour les papiers, cartons, bouteilles en matière plastique). Sous mon balcon, là où j’ai du mal à voir, s’alignent sept poubelles presque cylindriques en matière plastique noire destinées aux ordures ménagères.

 

Je ne vois pas, à droite des poubelles, la porte de la cour. Ce qui fait de tout cela un espace clos.

Mais voici que les enfants du quatrième ont quitté leur environnement numérique de travail, et pas pour une télérécréation : ils investissent bruyamment la cour. Pour eux, ce petit compartiment de la grande boîte dans laquelle nous sommes confinés, c’est quand même dehors.