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Glacés, les embruns de la mer
Zoé Balthus
A besoin de sagacité
Celui qui voyage au loin ;
Chez soi, tout est facile.
Les dits du Très Haut, L’Edda poétique.
Textes présentés et traduits par Régis Boyer (éd. Fayard).

Reynisfjara et la péninsule de Dyrhólaey, Islande, 2019. © Zoé Balthus.

Contemplation.Assise sur un bout de rocher, face à l’océan, calme et brillant comme un étain lustré où se réfléchissait la grisaille tourmentée, aucun obstacle ne se dressait entre l’Antarctique, à l’antipode, et moi, au repos sur cette rondeur du monde. S’il existe une terre quelque part, un écueil seulement, à aimer au bout de l’horizon, je ne peux m’empêcher d’en rêver. Un couple de fulmars boréaux osait une incursion dans l’espace parfait de ma songerie. Ces grands oiseaux gris et blanc, qui nichent au creux des roches tufeuses de la falaise, divaguaient au vent, au-dessus de ma tête, élégants et discrets, au contraire de ces nuées de mouettes, sans gêne, qui jacassent à tue-tête sur nos rivages défigurés. Le grand éclairagiste cribla soudain l’épaisseur ouateuse de savantes poursuites lumineuses, saupoudra les flots de paillettes d’or et d’argent à profusion sur la ligne d’horizon, avant de s’éclipser derrière les sombres masses nuageuses qui paraissaient ancrées, de toute éternité, dans ces eaux redoutables. Déjà deux gouttes fraîches venaient de s’abîmer sur mon visage. Juste un grain sur ce petit matin d’octobre. Du moins, je l’espérais. Il s’agissait de s’enivrer tout le jour des airs mélancoliques de cette terre étrangère, de révérer en soi l’insondable chant de l’Atlantique nord, d’honorer un vœu de silence sous cette voûte immense. Se délasser des foules, s’abstraire du tumulte des villes.

À l’ouest, la côte désertique, bordée de plages noires, déployait sa maussaderie à perte de vue le long de marais brumeux. Plus près, le clocher rouge et la blancheur d’une minuscule église luthérienne aux lignes strictes, pareille à un bijou timide piqué au revers d’un chemisier, affirmaient la suprématie des massifs montagneux aux coulées oblongues d’ocre et de vert qui la dominaient. Ces reliefs la protègent d’une redoutable éruption de Katla[1], volcan caché sous la calotte du colossal glacier Mýrdalsjökull[2], qui les couronne tous, vingt-six kilomètres plus haut. Dans l’éventualité plus que probable d’une telle catastrophe, la dernière remontant à 1918, l’église serait, pour les trois cents âmes qui vivent ici, l’unique et dérisoire havre possible. Toute de bois, bâtie sur le plateau d’une modeste colline, elle surplombe depuis 1934 la commune de Vík signifiant, en vieux norois[3], « là où la terre cède ». Autrement dit, « la baie ». Nul autre village à soixante-dix kilomètres à la ronde, le plus méridional en Terre de glace. L’Islande.

Il m’avait fallu une bonne heure et demie de marche sur le chemin pentu, couvert de pierres basaltiques, à serpenter à flanc de falaise, avant d’atteindre cette lande rase, tapissée de mousse vert émeraude, au sommet du mont Reynisfjall. Culminant à trois cent quarante mètres, un volcan l’aurait enfanté à l’âge de glace par la grâce d’une prodigieuse éruption. En y grimpant, je m’étais souvenue qu’à peu près à la même période, un an plus tôt, je parvenais à la cime d’un autre mont, à cinq cent trente mètres d’altitude, sur une île de l’archipel nippon. J’avais en effet conquis l’enchanteur mont Misen — sur l'île sacrée de Miyajima, au large de Hiroshima —, au terme d’une ascension exigeante pour la médiocre randonneuse que je suis, où il s’agissait de gravir une infinité de marches irrégulières creusées dans la roche, au ixe siècle, par des moines bouddhistes, au milieu d’une dense forêt primaire, formée de conifères, de chênes et surtout de somptueux érables dans leurs vénérables parures d’automne. Temples et sanctuaires émaillaient ce parcours séculaire de toute beauté, laquelle, en tout état de cause, devait se mériter. Et si l’idée de renoncement ne m’avait effleurée, je dois avouer avoir bien tiré la langue, et lorsque j’atteignis le faîte, près de trois heures plus tard, le somptueux spectacle d’une mer de Seto pudiquement dissimulée sous un doux voile de brumes bleu pâle, avait récompensé avec largesse le nombre de mes efforts. Le monde flottant des songes s’était ouvert à moi et j’eus grand-peine à le quitter.

Toute ascension fomente sa surprise.

Au sommet de Reynisfjall, Islande, 2019. © Zoé Balthus.

M’apprêtant à quitter mon aire, avant d’être tout à fait saisie par le froid sur ma falaise islandaise, je remarquai, trois cents mètres plus bas, que l’océan s’éveillait de méchante humeur et molestait déjà de sa tyrannie Reynisdrangar. Ce groupe de géants basaltiques émergeait d’entre les lames comme l’échine hérissée d’un ténébreux dragon des mers. On raconte ici qu’il s’agit de deux trolls nocturnes, ces monstres des légendes scandinaves, qui tentèrent l’impossible des heures durant pour sauver un trois-mâts du naufrage. Tout à la gravité de ce qui se jouait là, ils avaient ignoré la surrection de l’aube dont les rayons eurent tôt fait de les pétrifier à jamais, avec le malheureux navire. Acquise à la cause du mythe, je me laissai volontiers envoûter, d’autant qu’une extravagante clarté venait de métamorphoser ces énigmatiques concrétions et me permettait de mieux distinguer les trolls et le trois-mâts maudits dans l’écume en furie. Le temps se mettait au beau, c’était magique ! L’astre forcené était parvenu à se frayer un passage entre les cieux coléreux, peut-être parviendrait-il aussi à hausser un peu la température qui évoluait autour de cinq ou six degrés. « Trop doux pour la saison, c’est anormal ! » s’était inquiétée une commerçante, un peu plus tôt, au village de pêcheurs. L’échelle locale de la douceur me laissait perplexe. Ma randonnée se poursuivit, dans l’allégresse, à travers la lande d’émeraude en direction de l’ouest. Je guettais l’embranchement du chemin dont la marchande m’avait parlé tout en tentant un croquis, lequel, mainte fois raturé, puis froissé et déchiré, avait échoué dans une corbeille. Cette bifurcation devait me permettre une descente le long du versant opposé pour rejoindre Reynisfjara, baie voisine de Vík, dont la plage, comme l’indique le suffixe islandais -fjara, est l’une des plus pittoresques du pays. Portée par une impatiente curiosité, je marchais d’un bon pas, sourire béat, en m’extasiant sur la beauté irréelle du paysage inaltéré qui se dévoilait au fur et à mesure de ma progression au gré d’éblouissants jeux de lumière. Comment expliquer que le bonheur que j’éprouve devant toute splendeur se traduise toujours par un sanglot ? Et d’où vient cette pudeur qui me pousse aussitôt à le contenir à la lisière des cils ? Pour quelle raison, alors que je suis seule ici au monde, le réprimerais-je encore ? Deux pures larmes dévalèrent sans réserve la pente de mes joues rosies par la fraîcheur iodée et, à la fois, je riais de moi, l’illuminée de la falaise.

Bientôt parvenue tout au bord, postée à l’extrémité aplanie d’un rocher — à la manière du Voyageur contemplant une mer de nuages[4] devant le chef-d’œuvre phénoménal et grandiose de la nature, prenant la mesure véritable de son propre destin —, mon regard embrassait enfin la romantique Reynisfjara et sa vaste lagune. La plage désertée, comme une moire noire ornée d’une capricieuse dentelle d’écume blanche, s’étendait sur trois kilomètres jusqu’aux taciturnes falaises du cap de Dyrhólaey où, la nuit, brillait un phare esseulé. Dans ces eaux, assombries depuis qu’un brouillard bleuâtre s’était emparé du soleil sur les hauteurs du majestueux Mýrdalsjökull, émergeaient sept autres géants de basalte, vautrés là tout à leur aise, à l’instar de ces phoques qui les rejoignaient, parfois en nombre, pour jouir du bain à remous et de la clémence de la grève.

Un vieux conte local rapporte qu’un homme qui passait un jour, aux premières lueurs de l’aube, devant une des grottes creusées dans ces falaises, fut tout étonné d’y entendre résonner des chants fort gais et de découvrir des peaux de phoques étendues sur le sable, auprès de l’entrée. L’homme ne résista pas au désir d’en posséder une qu’il déroba aussitôt avant de rentrer chez lui en courant. Une fois sous son toit, il s’empressa d’enfermer sa peau de phoque à double tour dans une petite armoire en pin. Quelques heures plus tard, alors qu’il passait à nouveau devant la grotte, il découvrit, assise là, une jolie brune, absolument nue, qui pleurait à chaudes larmes. L’homme s’approcha de la jeune femme et lui proposa son aide. Elle lui raconta qu’elle appartenait aux gens de Pharaon qui avaient péri dans les eaux de la mer Rouge en poursuivant les enfants d’Israël. Dieu, qui les avait épargnés en les métamorphosant en phoques, leur accordait dans sa miséricorde la joie de venir à terre une fois par an pour retrouver apparence humaine le temps d’une matinée de fête discrète. L’homme comprit que la peau qu’il avait volée était la sienne, mais il se garda d’avouer son larcin et lui offrit en revanche des vêtements, le gîte, le couvert et bientôt le mariage. La ravissante était si reconnaissante qu’elle l’épousa et lui donna sept enfants. Mais un matin que son époux était parti à la messe avec les petits, elle découvrit qu’il avait oublié une clé qui ne le quittait jamais. La créature piquée de curiosité finit par ouvrir l’armoire où sa divine peau de phoque pendait dans la désolation. Quand l’homme rentra chez lui peu après, son cœur faillit crever à la vue de l’armoire béant sur son cruel mensonge. Sa singulière épouse, ayant percé le terrible secret de son destin volé, s’était résolue à fuir et à rallier les profondeurs glaciales dans sa douce tenue d’animal, en chantant tristement :

« Oh pauvre de moi !
J’ai sept enfants à terre
Et sept autres au fond des mers.
 »

D’aucuns disent ici qu’elle est, chaque année, de retour et toujours le même jour.

Le pas de côté

Le glacier Mýrdalsjökull, Islande, 2019. © Zoé Balthus.

Les fables qu’une terre charrie sont nécessaires au voyage, elles sont le voyage, elles portent une terre. L’Islande s’est bâtie sur un abondant trésor littéraire, riche de sagas et d’eddas scaldiques, ces longs poèmes tout en allitérations, nourris de mythes fantastiques louant dieux et héros, rois et reines, mêlés aux grands événements fondateurs. Cette richesse singulière illuminait les lugubres foyers de tourbe, empestant d’âcres fumaisons, à l’occasion de précieuses kvöldvaka, « veillées », aidant à traverser les interminables nuits d’hiver. Parfois, tout occupés à leurs ouvrages quotidiens, les membres de la famille s’égayaient grâce au traditionnel að kveðast á, « le partage des vers ». D’un coup, quelqu’un clamait le premier vers qui lui venait en tête, les visages absorbés par la tâche s’éclairaient alors d’une aube nouvelle, les douleurs profondes délestées dans ce laps, et tour à tour, chacun poursuivait l’histoire à sa manière spontanée, chantant un nouveau vers. On disait tout haut d’intimes rêves d’amour courtois, on s’imaginait dans le confort et l’opulence, on chérissait ces percées hors du monde, on s’aventurait au-delà de ses contrées de malheur. Une belle amie islandaise assurait que, sans ces créations littéraires, son peuple n’aurait pu survivre à l’extrême rudesse des éléments qui le heurtaient sans cesse, le désespoir l’aurait anéanti. La littérature était sa première foi.

Perchée sur mon rocher d’altitude, je n’apercevais toujours pas le chemin de la plage, si ce n’est cette piste, de la largeur d’une roue de vélo, qui filait le long de l’abîme sur laquelle mes pas prudents s’engagèrent bientôt, dans l’espoir de la voir s’élargir rapidement, au moins derrière cette courbe encore un peu lointaine, qui là-bas vallonnait la lande. Le vide à moins de quinze centimètres, mes yeux ne quittaient plus le bout de mes bottillons de cuir vert forêt qui avançaient l’un devant l’autre, de plus en plus lentement depuis quelques minutes, avant de se figer totalement sans que j’aie eu à les commander moi-même. Le ciel soucieux soufflait un brin de sa tourmente dans ma longue tignasse qui seule s’agitait encore au-dessus de mon corps pétrifié à l’instar des trolls de Reynisdrangar. Un tremblement s’empara de tout mon être, puis une moiteur, d’abord logée au creux des paumes, gagna les aisselles, la nuque, le cou et bientôt m’envahit toute l’échine. J’étais cette somnambule qui s’éveillait, incrédule, en pyjama sur la crête d’un toit. Le temps restant à vivre s’évaluait à quelques secondes. L’abîme majestueux était si proche qu’une bourrasque – pareille à celle qui, la veille soufflant à trente-cinq kilomètres heure, nous avait soulevées ma valise et moi à quelques centimètres au-dessus du sol — aurait suffi à me verser aux airs. D’un bond, mon cœur avait, comme un petit écureuil grimpe au sommet pour fuir le danger, trouvé refuge au plus haut de ma gorge, tout prêt à débouler sur le bout de ma langue. Cette terreur médusante, je la reconnaissais, elle me poursuit encore, de loin en loin, depuis une nuit d’été enfouie, où le regard scellé derrière les paupières plissées, je m’étais accrochée, de toutes mes jeunes forces, à l’illusion de l’abstraction. L’agression invisible n’en demeure pas moins une, et ne saurait s’effacer. Elle resurgit le plus souvent dans mon sommeil, dans ce cauchemar récurrent où, comme à l’époque, incapable de fuir, ni de hurler, ni de rien, changée en statue de sel, tous les sens à l’arrêt, je suis à la merci de l’assaillant. J’avais cessé d’être une enfant à l’âge de neuf ans, en secret.

Le plus troublant de ce vertige inédit restera l’infime seconde d’hésitation à accomplir le pas de côté, cet ultime acte de liberté. Un fragment de seconde et tout était fini. Prise de frissons et surtout d’une furieuse envie de me jeter à plat ventre dans l’herbe jaunie, de m’enfuir en rampant comme une couleuvre d’Esculape, j’avais heureusement repris le contrôle et parvins à m’extraire, à grandes enjambées, de l’attraction du gouffre, la peur comme une boue collée à mes semelles. Le feu d’une sorte de honte brûlait mes joues. Il me fallait vite l’avaler avec deux gorgées de tisane gingembre-citron que j’avais pris soin d’emporter dans un thermos, avec quelques barres de céréales et une tablette de chocolat, dans un petit sac à dos. Pour tout à fait me requinquer avant de repartir, me vint l’idée de pasticher une phrase du Tropique du Cancer[5] — que j’ai souvent à l’esprit — et de me composer un refrain sur mesure à fredonner, en silence, le long des décombres : « J'ai besoin d’être seule. J’ai besoin de ruminer ma honte et mon désespoir dans la solitude ; j’ai besoin des volcans et des pierres noires des sentiers, sans compagnon, sans conversation, en tête-à-tête avec moi-même, la musique de mon cœur pour toute compagnie. » Et, rengaine en tête, de me remettre en quête de ce chemin qui n’apparaissait toujours pas. Mon Godot à moi… obstinée naturellement, je ne l’attendais pas, j’allais à lui en revenant un peu sur mes pas, car il me semblait avoir repéré plus tôt, en traversant la lande, une butte derrière laquelle il pouvait bien se dissimuler. Bingo ! Là. C’est peut-être mon Godot, ça descend, ça va dans la bonne direction, même si le terrain est abrupt. En fait, « il n’y a pas de chemin », disait le poète Antonio Machado, il faut seulement marcher. Il avait raison. D’ailleurs, tout prêtait à croire qu’il s’agissait plutôt du sombre lit d’un torrent asséché. La bataille qui s’était déroulée ici à la fonte des neiges avait dû être infernale à voir le chaos de tufs qu’il avait semé. Tout était sens dessus dessous. Ça n’en finissait pas de dévaler, aucune petite voie de traverse pour zigzaguer gentiment sur le versant serein où tintaient les clochettes de quelques moutons paissant l’herbe fraîche. Au sud-ouest, l’intimidant Mýrdalsjökull s’épanchait sur une vallée désabusée qui finissait par se noyer au beau milieu de la lagune où se miraient des cieux coupables. Cultures et prairies, piquées d’une poignée de fermes et de granges naines, étaient serties de reliefs bosselés et pelés aux tons verdâtre-brun-jaunâtre qui dialoguaient aimablement avec l’azur étincelant sous les bons auspices de nimbus ventrus gris pigeon. En contrebas, une microscopique église au clocher rouge, jumelle de celle de Vík, était enclose au milieu des petites croix blanches du cimetière, en bordure de route qui menait sans doute à la plage, sur laquelle j’avais finalement choisi de ne pas m’écraser comme une cruche. Aussi, j’espérais l’atteindre bientôt avec certaine dignité. La faim commençait à me tenailler, il était bien midi passé et je regrettais presque d’avoir refusé de goûter aux filets de hareng fumé que l’on m’avait proposés pour accompagner mon café noir au petit déjeuner. Haut-le-cœur maîtrisé. Le hareng islandais est un véritable délice, excepté au saut du lit. Une barre de céréales reconstitua un peu des forces nécessaires à la suite de mon crapahut, en attendant de découvrir l’unique restaurant des environs. Le ciel avait encore changé d’habit, il virait au cobalt, alors que le gros des nuages s’arrimait à la cime du volcan dont les versants blancs éblouissaient désormais leur monde sous un soleil beaucoup plus franc.

Sous le volcan

Snæfellsjökull, dans la péninsule de Snæfellnes, Islande, 2019. © Zoé Balthus.

Quelques jours auparavant, la fascinante péninsule de Snæfellnes, située sur la côte ouest, à environ deux cents kilomètres de la charmante Reykjavik, m’avait réservé une surprise inouïe, au détour d’une route surplombant l’océan. J’étais venue pour lui à vrai dire, mais je ne l’attendais pas si tôt, pas comme ça. Et pourtant, il était là sous mes yeux, comme un vieux sage, un peu avachi, le crâne gelé, emmitouflé jusqu’aux yeux dans une épaisse étole de grisaille, visage tout grêlé, marqué de rides profondes, son tempérament de feu autrefois redouté, désormais transi dans l’attente de sa disparition qui ne saurait tarder : Snæfellsjökull, mythique Snefels de Jules Verne. Tout le pays aurait dû être enseveli sous la neige depuis déjà quinze jours, m’avait affirmé une étudiante le matin même, blâmant le réchauffement climatique, déjà coupable de la mort, en 2014, du vieux glacier Okjökull qui avait fièrement régné sept siècles durant sur l’ouest du pays. Campé sur ce champ de lave hirsute vert lichen, piqueté de taches couleur de soufre, Snefels, lui, demeurerait la figure éternelle du Voyage au centre de la terre dont maintes nuits de lecture passionnée avaient alimenté mes jeunes fantasmes d’aventure. J’avais d’ailleurs embarqué une nouvelle fois pour ce voyage extraordinaire peu avant de m’envoler pour l’Islande, non sans stupéfaction en réalisant combien ce roman était savant et exigeant pour une petite fille de dix ans. Il m’avait si bien impressionnée qu’une nuit, dans mon sommeil, une terre noire s’était ouverte en deux sous notre maison familiale, y faisant tout trembler dans un fracas du diable avant qu’elle ne sombre, et moi avec, au fond d’un gouffre incandescent aux parois de feu et de lave, où bouillonnait un terrible fleuve en fusion qui devait bientôt nous emporter en enfer. Et me voilà à présent seule à ses pieds, où « les éruptions de basalte, de tufs, de tous les conglomérats volcaniques, les coulées de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d’une surnaturelle horreur », selon les mots du grand écrivain, dont le dernier me fait sourire s’agissant plutôt à mes yeux d’une absolue magnificence qui ne contredit pas pour autant sa vision, d’une évidente justesse.

À quelques encablures de là, du côté de Dritvik, notre vieux volcan avait retrouvé un peu de sa superbe d’antan, à la faveur de flancs dégrossis, couverts de motifs lie-de-vin et vert absinthe lui faisant comme un gilet de soie sur son jabot blanc. L’Islandais nommant simplement les choses telles qu’elles lui apparaissent, la région s’appelle Undir jökfull, soit « sous le volcan », m’avait expliqué l’étudiante, dont je reconnaissais les accents typiques de la dérision islandaise. Mais ma pensée survolait déjà les terres mexicaines du Consul, dont l’ivresse murmurait encore « no se puede vivir sin amar »[6], le temps d’un intime clin d’œil à l’immense Malcolm Lowry[7]. Je revins bien vite au pays des elfes, ces entités invisibles du peuple caché. Selon la légende que me racontait la jeune femme, tout Islandais serait capable de voir à la naissance si cette aptitude n’était réduite à néant, sur les fonts baptismaux, dès que l’eau bénite pénétrait les yeux de l’enfant. Les pentes du volcan foisonnent d’histoires fantastiques, à l’instar de la Saga de Badr, Ase de Snæfell, écrite vers 1350, contant l’aventure de Badr, premier homme à poser les yeux sur le colossal glacier et qui, l’apercevant dans le lointain depuis son navire qui croisait dans ces eaux, le baptisa « Montagne enneigée ». Après maintes péripéties, Badr choisit de se retirer du monde, avec la totalité de ses biens, pour vivre seul dans le ventre de Snæfell et se dédier à la défense exclusive du volcan que géants, monstres et autres trolls menaçaient. Il en était devenu le génie tutélaire. On raconte aussi qu’à Pufubjarg, où un des pieds du volcan trempe dans l’océan, un duel de poésie avait opposé Kolbeinn, poète du glacier, au Diable qui avait voulu se mesurer à lui dans le traditionnel partage des vers, að kveðast á. La lutte poétique eut lieu par une nuit de pleine lune, alors que tous deux s’étaient installés au sommet d’une falaise basaltique au-dessus des eaux en furie. Selon les règles établies par le Diable en personne, ce dernier composerait deux premiers vers des poèmes que Kolbeinn aurait ensuite à compléter, pendant la première moitié de la nuit. Puis, ils feraient le contraire pendant l’autre partie de la nuit. Si l’un des deux échouait à donner le change aux vers de l’autre, il serait condamné à plonger dans l’abîme et resterait éternellement à la merci du vainqueur. La compétition était depuis longtemps entrée dans sa deuxième partie quand Kolbeinn, désirant en finir au plus vite, sortit un couteau de sa poche qu’il plaça sous les yeux du Diable, orientant le bout de la lame de telle sorte qu’elle semblait crever le cœur de la lune, avant de lui chanter ces deux vers :

« Admire cette fine lame, lame
Permets que la lune oblige, oblige
 »

Le Diable manifestement décontenancé ne parvint pas à trouver sa rime et, pris de colère, s’écria : « Kolbeinn, ce n’est pas de la poésie ! » Et le poète d’entonner :

« Toi que j’ai fait, que j’ai fait
chuter, en réponse à ta réponse
 »

À entendre ces vers consacrant la suprématie du poète, le Diable perdit l’équilibre et sombra dans l’abîme des ténèbres.

La baie des Fumées

Dans la baie des Fumées, Reykjavik, Islande, 2019. © Zoé Balthus

Délaissant pour l’heure les contes médiévaux, je revenais à mes moutons dont un, tout noir et bouclé, me fixait de son regard étonnamment bleu, m’interpellant d’un bêlement coquin, tandis qu’au passage je le gratifiais d’un vulgaire sourire de brebis, foulant le plat de la route au bout de laquelle la plage Reynisfjara se laissait enfin deviner au pied de ma hautaine falaise. À l’approche, le nombre de voitures et de bus à touristes garés sur le parking public m’annonçait un cruel désenchantement mais sur la plage — la petite foule demeurant agglutinée au même endroit, tout absorbée par ses selfies —, j’eus tout loisir d’admirer la prodigieuse constitution de la falaise, haute comme la tour Eiffel, que l’on aurait dite sculptée par les ciseaux des meilleurs tailleurs de pierre que la terre eût portés. Des orgues de basaltes monumentaux s’élevaient le long de ses flancs et structuraient la spectaculaire voûte en ogive, digne des cathédrales, d’une grotte dans laquelle l’océan tout-puissant venait se recueillir à l’heure que lui dictaient les astres, chahutant au passage nos chers trolls pétrifiés qui, vus du sol, révélaient une attendrissante vulnérabilité. Mes yeux fouillèrent le sommet de la falaise, curieux de repérer d’ici-bas le point de mon vertige, qui me rappela alors, non sans ironie, Tôjinbô, autre falaise basaltique plongeant dans la mer du Japon, du nom d’un moine bouddhiste mal-aimé de ses semblables qui y fut assassiné au ixe siècle, poussé dans le vide. Il hanterait ces lieux où, de nos jours, les candidats au suicide accomplissent, en nombre paraît-il, le grand saut du diable.

Déterminée à parcourir les trois kilomètres qui me séparaient de l’autre bout de la baie, j’accélérais la cadence le long des flots, prenant garde aux lames enragées qui, comme des langues à la bave mousseuse, s’efforçaient d’engloutir tout ce qui, sur la grève, se trouvait à leur portée. Une multitude de bombes, brunes et lisses, catapultées au gré des colères de Mýrdalsjökull, et des galets gris jonchaient le rivage charbonneux sous un soleil qui entamait déjà son déclin. L’écume gelée me postillonnait au visage tandis que je laissais mon regard surfer sur la crête des vagues. L’espoir de voir au large surgir une baleine au-dessus de la houle, dans une de ces chorégraphies acrobatiques de magazine, me taraudait toujours. Comme une enfant, je rêve de contempler un de ces mammifères marins, au moins une fois dans ma vie, n’importe où sur la terre, pourvu qu’il ne soit jamais ni exhibé dans un de ces parcs d’attractions scandaleux à l’américaine, ni misérablement échoué à se décomposer sur une plage, comme dans le roman[8] de Paul Gadenne, ou dans le conteneur des Harmonies Werckmeister[9].

Aussi, dès les premières minutes de mon arrivée dans la baie des fumées, la bien nommée Reykjavik, et vite délestée de mon bagage abandonné dans une consigne, je m’étais précipitée au port où réserver une place à bord d’un de ces nombreux navires qui s’en vont voguer sur les eaux riches en plancton et en krill et y observer les baleines qui en raffolent. Le lendemain, au petit matin, dans les embruns glacés de la mer, je me tenais à la proue de ce bateau, plein comme un œuf, dont le roulis testait notre équilibre et, toute grelottante dans l’extrême froidure du large, je songeais aux « lèvres bleues de froid et de mort » de Bárdur, jeune passionné du Paradis perdu, dans le poignant roman[10] d’un enfant du pays que j’avais terminé la veille, lors de ma première nuit passée sur le sol islandais. Mais surtout, je me crevai les yeux, trois heures durant, à l’affût du moindre signe au-dessus des eaux, un petit nuage de vapeur trahissant une expiration d’évent, une nuée d’oiseaux des mers, tout ce qui annoncerait bientôt l’apparition de ma farouche sirène. Toujours en danger dans ces eaux où, tristement, elle est encore chassée. Le zoom de mon fidèle appareil photo me servait de longue-vue pour passer au crible creux et crêtes grisâtres, au point d’en avoir la berlue, il me semblait repérer la queue de ma baleine à tout bout de champ. De retour au port, le vague à l’âme, j’avais repris un billet et larguai à nouveau les amarres l’après-midi même. Pas de veine. La baleine se prenait pour Godot. Regret que je changeai bientôt en promesse. Je reviendrai en Terre de glace, où je la traquerai encore, le plus gentiment du monde et, cette fois, elle m’apparaîtra dans toute sa plénitude, volant au-dessus de l’Arctique.

Mais d’ici la conquête du pôle Nord, il me fallait quitter le pied de ma falaise afin d’affronter mon Godot à rebours, dans l’espoir de regagner Vík avant la tombée du jour. Fara i vikingu[11]


  1. « La bouilloire ».
  2. « Le glacier de la vallée du marais ».
  3. Vieil islandais.
  4. Toile du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich.
  5. « I need to be alone. I need to ponder my shame and my despair in seclusion; I need the sunshine and the paving stones of the streets without companions, without conversation, face to face with myself, with only the music of my heart for company. » in Tropic of Cancer, Henry Miller (éd. Grove Press).
  6. « Impossible de vivre sans aimer. »
  7. Sous le volcan, roman de Malcolm Lowry, traduction de Jacques Darras (éd. Grasset, « Les Cahiers Rouges »).
  8. Baleine, Paul Gadenne (éd. Actes Sud).
  9. Film du cinéaste hongrois Béla Tarr.
  10. Entre ciel et terre, Jón Kalman Stefánsson, trad. Éric Boury (éd. Gallimard, « Folio »).
  11. « Partir en expédition (de) viking », selon la traduction de Régis Boyer, dans son ouvrage Les Vikings (éd. Plon).